Entretien paru dans Rivarol n°3323 du mercredi 28 mars 2018.
Rivarol : Comment avez vous découvert le monde des jeux vidéo ? Pourquoi fuir aujourd’hui son emprise ?
Adrien Sajous : Les Français de ma génération vécurent une enfance dans laquelle le virtuel était déjà très présent, je n’y ai donc pas échappé, les générations d’après la mienne y échappèrent encore moins et son omniprésence d’aujourd’hui fait que tout le monde est assuré de vivre avec lui d’une façon ou d’une autre.
Le jeu vidéo ne se découvre pas comme un monde secret, extérieur et différent du nôtre. Il est le monde d’aujourd’hui, le vieux monde de la marchandise, de l’argent et de la servitude salariale qui se couvre d’un voile numérique mirifique pour mieux cacher sa décrépitude intégrale. Compte tenu de la crise gigantesque qui s’annonce et qui n’est pas liée à un problème de gestion mais de baisse tendancielle du taux de profit, le système se fait maître en matière de prestidigitations terroristes, de miracles immigrationnistes et de tours de magie médiatiques afin que la lutte des classes – sa grande angoisse – ne ressurgisse que le plus tard possible. Derrière ces distractions pour esclaves, l’économie poursuit sa financiarisation intégrale afin de tenir debout quelques décennies de plus. Or, Karl Marx nous explique très clairement que les rapports sociaux sont intimement liés aux forces productives, que « le moulin à bras nous donnera la société avec le suzerain ; le moulin à vapeur, la société avec le capitaliste industriel » et que par conséquent le moulin informatique de la finance folle, du crédit chimérique et du trading à haute fréquence nous donnera la société des réseaux sociaux, des sites de rencontres et des jeux vidéo telle que nous la connaissons aujourd’hui. Ainsi, avant de s’extasier n’importe comment sur leur beauté potentielle ou sur leur très hypothétique capacité à éduquer nos enfants, comprenons que les jeux vidéo ne sont que la manifestation sociale de la virtualisation de l’économie et qu’il est dans l’intérêt objectif de la classe capitaliste de les intégrer à son système éducativo-législatif afin que tout le monde puisse oublier la révolution en s’abrutissant devant des écrans.
De la crise du Capital à la virtualisation du rapport social, tout se tient dans une synthèse dont il s’agit de dénoncer la totalité plutôt que les parties séparées. Dans Sociologie du Gamer , j’invite donc les hommes et les femmes d’intelligence à fuir l’emprise du virtuel, non pas parce qu’il serait mauvais pour les yeux, le dos ou les neurones du lobe frontal, mais parce que la vraie vie en l’être nous appelle à fuir l’emprise générale de la tromperie marchande sur le monde dont le virtuel d’aujourd’hui n’est qu’une forme momentanée.
Comprenant que sa critique radicale pour l’abolition de l’argent et de l’État allait être récupérée et subvertie par de nombreux idéologues du crétinisme politique, Marx disait lui-même ne pas être marxiste. Que vos lecteurs soient donc avertis : n’étant pas marxiste non plus, je n’ai pas inventé le programme politique miracle censé résoudre le problème de la virtualisation des rapports sociaux, mais seulement analysé ce phénomène dans le cadre des dernières tentatives de survie d’un mode de production capitaliste en bout de course.
Les enfants et les pré-ados sont les principales cibles des vendeurs d’écrans (des portables aux tablettes). Quelles conséquences spécifiques touchent les jeunes générations après être tombées dans l’univers numérique ?
De nombreux parents se posent légitimement cette question et trouvent sur internet une immense accumulation d’études psychologiques censées y répondre. Hélas pour eux, le jeu vidéo étant un produit de consommation comme les autres, les études à son sujet ne diffèrent en rien de toutes les autres études de l’univers : elles nous disent une chose puis son contraire en fonction des intérêts de leurs financeurs. Par ailleurs, ces études étant réalisées par des gens au cursus universitaire hasardeux, elles suivent des protocoles expérimentaux ridicules dans lesquels tout peut être modifié à souhait en fonction du résultat escompté.
La psychologie du Capital ne pouvant pas nous aider, il faut avoir recours au concept. C’est ce que j’ai fait dans Sociologie du Gamer pour expliquer que le passage du réel au virtuel est aussi un passage de l’ennui à la distraction, du doute à la certitude, de l’angoisse à la rassurance, du désir à l’assouvissement. Dès lors, lorsque de jeunes enfants franchissent la porte du virtuel de façon régulière et abrupte, il est naturel qu’ils finissent par souffrir de nervosité accrue, d’irrégularités dans leur humeur et de variations désordonnées dans leur estime de soi.
Les « vendeurs d’écrans » de la Silicon Valley protègent leurs enfants de leurs propres produits. Il y a sans doute une raison à cela et le bon sens de vos lecteurs sera assurément plus efficace que toutes les études que l’on trouve sur internet. Par ailleurs, en n’offrant que des situations de combats (ou presque) à nos enfants, ces jeux leurs présentent la concurrence comme une forme de rapport social naturelle et amusante alors que celle-ci n’est naturelle que dans le cadre du capitalisme intégral et amusante que pour ceux qui aiment gagner au détriment de leurs semblables.
Les jeux vidéos sont une addiction volontairement entretenue par l’industrie du « loisir ». Quelles sont les pathologies qui vous semblent découler de leur utilisation sans limites chez les adultes ?
Elles sont du même acabit que celles apparaissant chez les enfants et dont nous parlions plus haut. Cependant, le jeu vidéo ne peut pas, à lui tout seul, être jugé coupable de toutes les pathologies individuelles ou de tous les délires collectifs d’aujourd’hui. Lorsqu’un Pokémon virtuel surgit dans les téléphones portables de tout le monde et qu’un mouvement de foule se produit, le jeu en question n’est rien sinon le vecteur d’une aliénation générale au gain et à la propriété privée qui existait bien avant lui.
Le virtuel n’est pas mon cheval de bataille névrotique. Il n’a aucune autonomie en dehors de l’aliénation capitaliste et ne doit donc pas faire l’objet de contestations, de pétitions, de manifestations, d’organisations ou de trucs qui finissent par « on » et dont le mode de production se moque bien. L’édition d’un livre traitant cette question ne changera rien à la virtualisation générale des rapports sociaux, j’ai simplement voulu donner un coup de pouce aux gens en réelle volonté de compréhension et de dépassement. Toutes ces âneries ne prendront fin que lorsque le système de l’échange aura produit son propre procès de caducité en raison des contradictions qui le traversent et que seuls les plus têtus d’entre nous pensent pouvoir équilibrer avec des programmes politiques. Je réponds bien volontiers aux gens en grande difficulté ou à ceux dont les enfants ne parviennent pas à se défaire des écrans, mais gardons à l’esprit que si l’argent n’est pas gérable, le rapport social virtuel issu des délires de l’argent ne peut pas l’être non plus. Nous voilà placés, comme dirait Debord, dans l’alternative de refuser la totalité de la misère marchande, ou rien.
Un projet de manipulation de masse de style MK-Ultra est possible pour vous via les jeux vidéos ?
Un marteau peut enfoncer un clou ; un guidon, faire tourner une bicyclette. Cependant, le rapport social n’étant pas un objet comparable au clou ou à la bicyclette, son état et sa trajectoire ne peuvent pas être modifiés par l’usage d’un outil spécifique. Marx nous indique qu’« en acquérant de nouvelles forces productives, les hommes changent leur mode de production, et en changeant le mode de production, la manière de gagner leur vie, ils changent tous leurs rapports sociaux. » Le virtuel n’agit pas sur le rapport social mais est une forme momentanée de rapport social correspondant aux forces productives de notre époque, à notre manière de gagner notre vie. Dans ce cadre, et pour vous donner un exemple, que les personnes âgées ne comprennent strictement rien aux réseaux sociaux et à l’informatique en général s’explique parfaitement par le fait qu’elles ont baigné dans des forces productives, un mode de production, une manière de gagner leur vie et des rapports sociaux radicalement différents de ceux d’aujourd’hui.
L’idée qu’un contrôle de masse de ce type puisse avoir lieu grâce aux jeux vidéo relève, à mon humble avis, d’une erreur de méthode consistant à considérer le rapport social comme un objet et le jeu vidéo comme un outil qui puisse contrôler cet objet. Cette idée est fausse et ceux qui la croient vraie en viennent naturellement à penser que des gens haut placé dans de hauts buildings seraient en possession de nombreux outils de ce genre et qu’ils s’évertueraient à en faire usage tous les jours pour nous influencer. Les émeutes pour du Nutella en solde n’ont pas eu besoin d’une technologie de manipulation particulière pour apparaître, elles sont le fruit de l’aliénation marchande. Les prestidigitations terroristes, les miracles immigrationnistes et les tours de magie médiatiques dont nous parlions plus haut sont effectivement pilotés par des techniciens ponctuels, mais ces techniciens ne sont eux-mêmes que les misérables larbins de la dynamique impersonnelle de la valeur d’échange. Beaucoup de gens se perdent dans la mystification et aiment fantasmer à l’infini à propos des manipulations dont vous me parlez. Certaines d’entre elles existent bel et bien mais ne sont que les conséquences de l’histoire de la marchandise, non ses causes.
Qu’est qu’un geek ? Cette figure assez médiocre semble avoir conquis une place d’honneur dans une époque sans modèle ?
Les forces productives font les rapports sociaux, les rapports sociaux font les catégories sociales... le Geek, le Gamer et le No-Life sont autant de catégories pour nommer le néant d’une existence dans laquelle tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. Le Geek est un passionné de jeux vidéo, le Gamer un joueur régulier, le No-Life, une personne absorbée par son avatar virtuel... mais le Geek n’est pas forcément un No-Life et le No-Life pas forcément un Geek. Ces catégories peuvent s’additionner à l’infini et tout le monde peut effectivement composer son petit hamburger identitaire débile à base d’absurdités diverses et variées comme le LGBT, le Véganisme et les Racines Carrées de 39.
La figure du Geek résulte de la tertiarisation de l’économie et de son lot d’employés de bureaux névrosés, de l’allongement quasi-illimité des études universitaires et de son lot d’étudiants dépressifs ainsi que du chômage de masse et de son lot d’inactifs en formation perpétuelle. En synthèse, la figure du Geek résulte d’une société de l’ennui dont tout le monde attend la crise cardiaque pour enfin passer à autre chose.
Pouvez vous revenir sur la récente « affaire Usul » qui semble être le reflet de cette dérive narcissique du Net aux frontières de l’univers geek ?
J’ignore à peu près tout de cette affaire sinon qu’un dénommé Usul, anticapitaliste fan de jeux vidéo, aurait tourné une sextape avec une certaine Olly Plum, féministe fan de porno. Voyant cela, je suis vite retourné auprès de mes amis pour lire avec eux La Science de la Logique de Hegel.
Depuis peu animatrice d’une chaine de vidéo sur YouTube, la compagne d’Usul, Olly Plum de son pseudo, explique avoir compris à l’adolescence que montrer ses seins via une webcam lui permettait d’obtenir des points utiles de la part d’autres joueurs masculins dans les univers vidéoludiques online qu’elle fréquentait. La découverte de sa capacité à susciter l’attention des hommes s’est donc accompagnée de la prise de conscience des bénéfices qu’elle pouvait en tirer. Le lien entre jeux vidéo, pornographie et argent virtuel est-il un point commun pour de nombreux accros du net ?
Jeu vidéo et porno étant tous deux des objets de consommation, étant tous deux des divertissements audiovisuels et ayant tous deux le même public, ils sont intimement liés et c’est pourquoi les industriels de l’un et de l’autre sont en train de fusionner pour produire un nouveau marché : celui du jeu vidéo pornographique. À l’heure où nous parlons, des actrices de charme se font scanner en 3D et attendent d’être intégrées à des jeux vidéo pornographiques, sans se douter le moins du monde que ce genre d’initiatives les conduira à entrer en concurrence avec leurs propres avatars virtuels, ceux-ci restant figés dans une fraîcheur éternelle, contrairement à elles. Ces jeunes femmes sont en train de produire leurs propres conditions d’exclusion du marché de la pornographie, mais cette aberration n’a rien de nouveau puisque les ouvriers des diverses branches de l’industrie faisaient déjà la même chose en participant, de par leur travail, au développement de machines industrielles travaillant plus vite qu’eux et à meilleur coût.
Nous voyons là que le mode de production capitaliste, en plus de bousiller la nature, de massacrer notre santé et de nous transformer en épaves circulantes, produit continuellement une masse d’absurdités si énorme que plus personne ne semble en mesure de comprendre précisément ce qu’il s’y passe empiriquement. Dans ce cadre, des individus comme Usul ou Olly Plum arrivent tout juste à comprendre que « montrer son cul » permet d’obtenir l’attention des hommes, que l’attention des hommes est monnayable et que par conséquent « montrer son cul » rapporte de l’argent. C’est donc ce qu’ils font et cela n’est probablement pas plus absurde que toutes les autres âneries qui se produisent maintenant et qui se produiront encore tant qu’il y aura de l’argent.
Derrière la virtualisation des jeux, il y a un système économique mondialisé. Que représente l’industrie du jeux vidéo dans l’économie mondiale ?
L’économie étant en perpétuelle évolution, gardons simplement à l’esprit que le chiffre d’affaires mondial du jeu vidéo a dépassé celui du cinéma dès 2002. Cela nous donne une petite idée de l’ampleur de ce marché, mais c’est sans compter le piratage puisque le jeu vidéo peut être dupliqué à volonté d’un ordinateur à un autre, contrairement aux voitures ou aux petits-suisses. La marchandise virtuelle se produit une fois, se multiplie à l’infini et disparaît sans laisser la moindre trace... c’est pourquoi elle est la marchandise terminale dont le capitalisme a toujours rêvé.
La séparation radicale de la réalité amène une coupure avec la nature biologique et spirituelle de l’homme. Les jeux vidéos ne sont-ils pas une préparation au saut transhumaniste ?
Beaucoup de gens aiment voir, comme avec les manipulations de masse dont nous parlions plus haut, des préparations secrètes à des sauts particuliers vers des dictatures orwelliennes pires que celle d’aujourd’hui. Dès la première section du premier livre du Capital, Marx développe son fameux concept de fétichisme de la marchandise et nous explique que l’homme, dès lors qu’il ne produit plus pour ses besoins mais pour l’échange, se retrouve coupé de son propre produit, de sa propre force de travail, de sa propre existence, de sa propre nature, etc.
Contenue dans le premier troc néolithique, la loi de la baisse tendancielle du taux de profit a travaillé jusqu’à aujourd’hui, nous dépossédant du moindre de nos ovules et du moindre de nos spermatozoïdes pour les transformer en marchandises échangeables contre l’équivalent-argent de n’importe quelle autre au détriment de toute considération morale. Dès lors, inutile de trouver des explications mystico-sataniques aux horreurs de ce monde puisqu’elles s’expliquent par la rationalité du matérialisme historique tel que Marx, dépassant l’idéalisme Hégélien, nous le fait comprendre à travers son œuvre incontournable.
Dans ce cadre, il sera effectivement plus simple pour le Capital de nous proposer son transhumanisme misérable une fois que l’abrutissement audiovisuel aura produit son effet, mais il ne faut pas y voir une préparation. C’est un développement logique dont les causes et les conséquences échappent à toute volonté humaine. Le transhumanisme n’est pas un programme mais la justification idéologique de la séparation marchande de l’homme d’avec sa propre biologie. Il n’est donc, lui non plus, pas une cause mais une conséquence.